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Pr. Mamoussé Diagne, Agrégé de Philosophie: « On ne peut soulever des questions concernant l’Afrique, sans sa présence »

Rédigé par leral.net le Jeudi 28 Octobre 2021 à 18:14 | | 0 commentaire(s)|

Comment rester Professeur agrégé de philosophie, abreuvé donc aux sources grecques de la pensée, et conserver sa capacité inaltérable à penser les Humanités africaines ? Il est de notoriété publique que nombre d’intellectuels africains, imbus des connaissances académiques, perdent leur âme africaine au profit des cultures et modes de penser étrangers. Tel est loin d’être […]

Comment rester Professeur agrégé de philosophie, abreuvé donc aux sources grecques de la pensée, et conserver sa capacité inaltérable à penser les Humanités africaines ? Il est de notoriété publique que nombre d’intellectuels africains, imbus des connaissances académiques, perdent leur âme africaine au profit des cultures et modes de penser étrangers. Tel est loin d’être le cas pour le premier agrégé de philosophie en Afrique, le Professeur Mamoussé Diagne. Maître de Conférence pendant un peu plus de 40 ans à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), le Pr Diagne, auteur de plus de 70 articles et travaux divers dont les plus connus sont la « Critique de la raison orale » (2005) et « De la philosophie et des philosophes en Afrique noire » (2006), préconise, dans cet entretien effectué en marge du Forum fondateur des Humanités africaines (28 au 30 septembre 2021), à Bamako, la refondation de la pensée africaine. L’enjeu : faire en sorte que les populations africaines ne soient pas des anonymes dans le monde. Il souligne toute la pertinence du plaidoyer que le Chef de l’État, Macky Sall, a mené récemment dans ce sens à la tribune des Nations Unies, réclamant une présence de l’Afrique au Conseil de sécurité.

Propos recueillis par Seydou Prosper SADIO (Envoyé spécial) et Pape SEYDI (PHOTOS) 

Professeur, parler de sujets comme celui des Humanités africaines en ces temps de déclin des certitudes comme le disent certains, peut renvoyer à quoi exactement ?

Je crois qu’actuellement, cela doit renvoyer à un acte de refondation de la pensée dans le monde. Nous ne sommes pas seulement dans une période de transition mais dans un monde qui est bouleversé dans ses certitudes et dans ses repères. Au moment où les hommes de toute la planète se posent des questions sur ce qu’ils sont, sur où ils vont ; il est bon de s’arrêter un moment et de faire l’état des lieux et de se dire où est-ce que nous allons, avec qui nous allons et comment devons-nous y aller. Pour arriver à ce but, cet ensemble de questions qui cernent ce que nous appelons notre être là africain au monde, il faut savoir que nous sommes dans ce que nous appelons aujourd’hui, mondialisation ou globalisation. C’est bien face à cette mondialisation précisément qu’il est arrivé à ce que le Président Senghor sorte un concept magnifique qu’il a théorisé lui-même, la Civilisation de l’Universel, parce que c’était inévitable que cela arrive. Mais ce monde de l’Universel, nous devons nous y rendre comme étant un lieu du donner et du recevoir mais pas comme étant un lieu d’un don unilatéral mais bilatéral. On doit donner et recevoir en même temps, comme le dit Senghor. Alors pour nous préparer à cet échange, il faut que nous ayons quelque chose à donner et pour cerner la part africaine, c’est-à-dire ce que l’Afrique a à donner au reste du monde, il faut que le continent interroge, aujourd’hui, son humanité dans l’Humanité ; c’est pour cela qu’il est important de poser le débat sur la question des Humanités africaines. C’est-à-dire, les Humanités africaines dans les Humanités du monde. C’est la meilleure façon de se positionner et de se situer nous-mêmes et revendiquer pleinement notre place dans le monde. On ne peut revendiquer sa place que si on estime avoir une place, sinon on est balayé par les rafales de ce qu’il est convenu d’appeler la globalisation.

On parle de plus en plus d’une certaine marginalisation des Humanités africaines. D’abord est-ce un avis que vous partagez ? Si oui, ensuite, qu’est-ce qui est arrivé à l’Afrique au cours de l’histoire pour EN arriver à cette situation ? 

De plus en plus, ce qui nous est arrivé avec la globalisation, c’est le désir nourri par une part de l’Humanité de dire comment le monde doit être et le disant, elle conjugue le monde autrement. Le monde étant pour elle sa manière de vivre et sa manière d’être. C’est ce que Jack Goody, un chercheur anglais, appelle « Le vol de l’histoire ». Et en sous-titre, il met « Comment l’Occident a réussi à imposer son propre récit historique au reste du monde ». Comment la colonisation, l’occupation, aujourd’hui la marchandisation même du savoir, ont fait que ce monde n’est plus que celui de quelques-uns au lieu d’être celui de tous. Nous devons, en tant qu’Africains, y trouver notre place. Et pour y arriver, l’équation est la nôtre d’abord. L’équation africaine à savoir comment devons-nous faire en sorte que nos populations ne soient pas des anonymes dans le monde, qu’elles ne tendent pas la main partout ; qu’elles ne soient surtout pas les damnés de la terre. Et ça, c’est à l’Afrique de le réussir à travers une volonté tendue vers l’affirmation de ce que j’ai appelé le cogito africain. C’est-à-dire, je suis mais je suis quoi, je suis qui ; c’est-à-dire les de ce que le cogito pense de lui-même, de sa propre trajectoire et de ses propres désirs, de son propre dessein, de ses propres projets. C’est ce qui est important pour nous-mêmes et personne ne le fera à notre place. Personne ne peut le faire d’ailleurs, surtout que certains n’ont pas envie du tout que ça se fasse.

Dans ce combat, ne pensez-vous pas que la recherche universitaire africaine a failli à un moment, en ce qui pouvait être sa vocation, surtout par rapport à la refondation des Humanités africaines et des sciences sociales ? 

Quand vous dites ça, cela me fait penser à une rencontre qui a eu lieu à l’Université de Dakar lorsque notre sœur, hélas, disparue très tôt, Aminata Diaw qui s’occupait des affaires culturelles au Rectorat, m’avait fait convoquer une rencontre avec Samba Diabaré Samb, un grand maître du Khalam (instrument traditionnel wolof). La rencontre était intitulée, le Griot et le Philosophe. Celle-ci a permis de s’interroger sur notre rapport avec nous-mêmes. C’est-à-dire, notre rapport avec hier et avec aujourd’hui. Voir aujourd’hui, comment remettre ensemble toute cette continuité historique qui avait été fragmentée par des accidents de toutes sortes, par l’esclavage bien avant, par la domination impériale. Comment arriver à se libérer de cette gangue qui pèse sur nos épaules et voir comment nous tenir droit comme sujet face aux autres sujets. Que le cogito africain ne se construise que dans sa rencontre ou dans sa confrontation avec les autres pour leur dire, nous appartenons à la même humanité. L’Humanité africaine n’est pas une humanité à part, une humanité spécifique qui se distingue des autres humanités mais une modalité différente pour l’humain lui-même de se libérer, compte tenu d’un espace et d’un environnement particulier. Cette Humanité, comme le disait un de mes anciens maîtres, « Je l’assume, tu l’es parce que nous en sommes ».

Lorsque le Président de la République, Macky Sall, revendique, pour la énième fois, la place de l’Afrique au Conseil de sécurité des Nations Unies, là où se construit le sort du monde, c’est parce qu’on ne peut continuer de soulever des questions concernant l’Afrique sans sa présence elle-même. Ce n’est pas possible. Lorsque les Africains eux-mêmes ont créé une maison d’édition africaine, ils l’ont appelé « Présence africaine », c’est tout un symbole. Lors du centenaire de « Présence africaine » et de l’hommage rendu à Alioune Diop, le fondateur, j’ai intitulé mon texte : « Et les Nègres prirent la parole ». En effet, avoir la parole, c’est avoir son droit à dire ce qu’on pense, son propre projet à la table où le monde lui-même discute et les gens devenus puissants pour des raisons historiques qu’on ne dispute plus, se croient avoir seuls le droit de prendre la parole et à la distribuer comme ils l’entendent. Or quiconque parle est maître de celui qui ne parle pas car, de toute manière, c’est sa parole qui vaut et qui devient impérative. C’est comme cela que le fou est exclu de la parole droite parce qu’on estime que sa parole est intempestive. Dans la tradition, quand un village recevait un hôte de marque, on sortait du village tous les fous car ils peuvent dire quelque chose qui brise, qui casse « todj-todj en wolof ». Le fou étant hors de la normalité avec les gens.

Lorsque le monde classique se mettait en marche et allait tracer les cercles qui décident et les cercles de l’indicible, le monde s’est divisé finalement. Et maintenant, même si l’on ne parle pas de fous, ceux à qui on ne donne pas la parole sont mis à l’écart. Et tant qu’on laissera le monopole de la parole aux autres, évidemment, on sera toujours écarté. Alors, demander à la tribune des Nations Unies que les Nègres aient la parole est un acte très significatif. Nous devons nous définir nous-mêmes souverainement et faire le contour de notre moi pour définir ce que nous voulons que le monde soit. Qu’on y arrive ou pas, c’est un enjeu énorme mais la bataille ne doit pas être considérée comme perdue d’avance. Quelqu’un qui pense avoir été vaincu d’avance, l’est en effet. Il ne faut jamais se dire que l’histoire est terminée car c’est la manière d’établir la domination.

Il est admis aujourd’hui que nos langues africaines doivent jouer un rôle non négligeable dans l’éducation des masses, et pourtant, celles-ci peinent encore à bénéficier d’une certaine considération. Qu’est-ce qui justifie cette perte de valeur ? 

C’est l’Histoire. C’est l’histoire avec tous ces procès de production. Le procès de production de la matière, de la marchandise. Ces procès de production s’accompagnent aussi de celui de l’imaginaire car il n’y a pas meilleure manière de s’emparer d’autrui que de s’emparer de son imaginaire. Cheikh Anta Diop le disait déjà. Prendre la conscience des autres, c’est la meilleure manière de les gouverner parce qu’ils ont fini en ce moment d’intérioriser la domination. Et ce sera difficile par un acte de retournement incroyable qu’il arrivera, un moment, dans une sorte de dialectique du maître et de l’esclave, à se dire : non, je veux accéder moi-même à la maîtrise. Mais ce n’est jamais donné et c’est parce que ce n’est jamais donné que c’est une conquête qui est toujours à faire, à parfaire. Et notre tâche à nous intellectuels et à la génération de transition, c’est de transmettre à nos cadets toute cette conscience. Et ça, c’est inévitable. Nos langues doivent redevenir ce qu’elles n’ont jamais cessé d’être, à savoir des langues de communication et de production de culture et non des langues de commandement puisse que la langue de l’autre est piégée.

Que pensez-vous de la recherche sur l’histoire africaine ? 

Comme l’affirme Cheikh Anta Diop, elle ne s’arrêtera pas parce qu’elle ne le peut plus. Aujourd’hui, on est arrivé à un moment où nous ne pouvons-nous arrêter parce que non seulement nous n’avons pas le droit de le faire mais parce que nous sommes acculés dos au mur devant nos peuples et devant nous-mêmes intellectuels. Ce que l’Afrique doit faire, c’est à nous de le définir, de le savoir et d’articuler les mots crochés et d’acculer ceux-là même que nous mettons en place pour qu’ils nous gouvernent afin que nos projets de société soient accomplis et non rester des slogans. Si vous voyez aujourd’hui dans nos universités et dans nos institutions de savoir, il y a un hyper positivisme qui a tendance à écarter les sciences sociales au profit de celles dites exactes, c’est parce que ces sciences dites « exactes » sont considérées comme des sciences utiles pour la transformation du monde. Mais encore, faut-il savoir à qui profite cette transformation du monde. Quand j’ai eu à dire que « s’interroger sur l’homme, c’est un projet de sciences humaines », ce n’est pas par hasard car c’est parce que c’est l’homme qui accomplit la transformation du monde, selon le vœu de Descartes, « Être maître et possesseur de la nature ». Mais je dis tout cela accompagné de quoi ?  Si nos projets de développement échouent très souvent, c’est par la non prise en compte de cet homme-là qui doit être maître et possesseur de la nature. Qu’est-ce qu’on en a fait. On a oublié la culture, on a oublié la langue des peuples et c’est par imposition de schémas préétablis que, de toute manière, on ne peut pas avancer. La seule manière d’avancer, c’est d’arriver à ce que les populations du monde conjuguent leurs projets de développement dans leurs propres langues. Il faut un acte communicationnel qui mette à égalité de savoir les peuples. Les sciences humaines ont ce rôle exploratoire de savoir qui est celui à qui je m’adresse. La question fondamentale en ce moment, c’est de savoir qui parle et à qui parle-t-il et que dit-il à celui à qui il parle. Et autre point, quelle finalité ? Qu’est-ce que je veux que celui à qui je parle fasse ? Et si l’on ne sait pas répondre à ces questions-là, (et seules les sciences humaines peuvent y répondre et non les mathématiques), il sera difficile de développer nos propres projets car c’est à partir de ce moment-là seulement que commence le développement et le processus d’acquisition de la conscience de l’autre, de la conscience d’avancer et de cerner son propre projet. Tout projet doit se dire et se communiquer, et cela doit se faire dans une langue que l’on maîtrise. On doit dire le mot développement en wolof par exemple pour avancer. C’est essentiel. On ne peut pas donner le développement clé en main, cela n’est pas possible. Il faut faire en sorte que la fabrication de nos civilisations ne soit pas laissée aux autres.



Source : http://lesoleil.sn/pr-mamouss-diagne-agrege-de-phi...